
Pierre Soulages : L’homme qui sculptait la lumière avec du noir
Il y a des artistes que l’on reconnaît en un instant. Une toile, une matière, une empreinte. Pierre Soulages est de ceux-là. Son noir, total, profond, insaisissable, ne se contentait pas d’absorber la lumière. Il la révélait. Il laissait couler sur la surface rugueuse de la peinture comme une rivière sur la pierre, sculptant l’invisible, jouant avec l’ombre et l’éclat. Ce dernier n’a jamais voulu raconter d’histoires, encore moins représenter le monde. Il a choisi une autre voie : celle d’un dialogue silencieux entre la matière et la lumière, entre l’homme et l’absolu.
L’Aveyron, terre de contrastes et de racines
Pierre Soulages naît à Rodez en 1919, dans cette Aveyron âpre et minéral, où les toits d’ardoise se confondent avec le ciel d’orage. Il y a dans cette terre quelque chose de brut, d’éternel, une austérité qui ne cherche pas à plaire. Soulages s’en imprègne. Enfant, il s’émerveille devant les formes primitives des menhirs sculptés qui parsèment la région. Il observe la lumière rasante sur la pierre, la manière dont elle en exalte chaque relief, chaque imperfection.
Très tôt, il sait qu’il sera peintre. Pas pour représenter des paysages ou des figures, mais pour autre chose. Quelque chose d’instinctif, d’organique. À Montpellier, puis à Paris, il suit les Beaux-Arts sans vraiment s’y conformer. Trop de cadres, trop de conventions. Il s’en détourne. Il veut aller ailleurs, plus loin.
Le noir comme unique langage
Après la guerre, il trouve enfin sa voie. À l’époque, l’art abstrait se déploie en mille directions : certains cherchent l’émotion pure, d’autres explorent la couleur. Lui choisit le noir. Mais pas un noir mélancolique ou tragique. Un noir vivant, vibrant, en mouvement. Ce sera son territoire, son langage, son absolu.
Dès les années 1950, ses toiles imposent un style unique : des surfaces noires traversées de stries, de griffures, d’effacements. Soulages ne peint pas, il sculpte la lumière dans l’obscurité. Il gratte, il brosse, il étale la matière pour que la lumière s’y accroche, s’y reflète, s’y brise. Son noir devient un espace où tout se joue.
Le monde de l’art ne s’y trompe pas. Très vite, ses œuvres traversent les frontières. New York, Tokyo, Berlin… Les musées s’arrachent ce français qui réinvente la lumière avec du noir.
L’Outrenoir, l’invention d’un monde
Mais ce n’est qu’en 1979 qu’il atteint l’essence même de son travail : l’Outrenoir. Un concept, une révolution. L’Outrenoir, c’est un noir total, absolu, travaillé uniquement pour sa relation avec la lumière. Plus question de composition ou de formes, seule compte la manière dont la peinture capte l’éclat, dont elle réagit au regard et au mouvement. Soulages peint sur de grandes surfaces où le noir, par ses variations de textures, devient un champ d’expériences infinies.
Dès lors, son œuvre n’a plus d’autre sujet que cette quête obsessionnelle. Chaque toile est un dialogue avec la lumière, une façon d’aller au-delà de la couleur, au-delà du visible. « Le noir est une couleur qui fait surgir une lumière propre », disait-il. Ce noir, il l’aimait comme on aime un territoire, un pays intérieur qu’il arpenterait sans fin.

L’ultime éclat : les vitraux de Conques
C’est en revenant à ses racines qu’il signe l’un de ses chefs-d’œuvre les plus intemporels. En 1986, il est choisi pour créer les vitraux de l’abbatiale de Conques. Un défi immense : faire dialoguer son art radical avec un lieu millénaire, où la lumière et la pierre sont déjà en symbiose. Il conçoit alors des vitraux d’une pureté absolue, où la lumière ne passe pas à travers des couleurs éclatantes mais à travers une matière subtilement travaillée, filtrée, adoucie, transfigurée.
Ce n’est plus seulement la peinture, ce n’est plus seulement l’Outrenoir : c’est un art total, un travail qui transcende l’époque et s’inscrit dans le temps long, celui des cathédrales, des civilisations.
L’immortalité par la lumière
Jusqu’à la fin, Pierre Soulages aura poursuivi la même quête. Travaillant dans son atelier, peignant encore et encore, cherchant toujours cette alchimie entre la matière et l’immatériel. Il s’éteint en 2022, à l’âge de 102 ans, laissant derrière lui une œuvre qui ne cesse de dialoguer avec la lumière, et avec nous.
Dans son musée de Rodez, au cœur de son Aveyron natal, ses toiles noires continuent d’accrocher l’éclat du jour, de renvoyer la lumière qu’on croyait perdue. Comme une dernière leçon. Comme un dernier éclat.

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